De moi, vous dire..

Ma photo
Paris, France
Ma vie, c'est du bonheur à ne plus savoir qu'Enfer. Journaliste littéraire et culturelle pour le BSC News Magazine, je suis une passionnée, amoureuse de la vie et boulimique de mots. Ceux que je dévore à travers mes très nombreuses lectures, et ceux qui se dessinent et prennent vie sous ma plume. Je travaille actuellement à l'écriture d'un roman, d'un recueil de poèmes ainsi que d'un recueil de tweets. A mes heures perdues, s'il en est, j'écris des chansons que j'accompagne au piano. Mon but dans la vie ? Réaliser mes rêves. Work in progress... LES TEXTES ET POÈMES PRÉSENTS SUR CE BLOG SONT PROTÉGÉS PAR LE CODE DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE (COPYRIGHT).

22 déc. 2011

Chronique 'La part de l'Autre', Eric-Emmanuel Schmitt



« Voilà ce qui se passait ce 8 octobre 1908. Un jury de peintres, graveurs, dessinateurs et architectes avait tranché sans hésiter le cas du jeune homme. Trait malhabile. Composition confuse. Ignorance des techniques. Imagination conventionnelle. Cela ne leur avait pris qu'une minute et ils s'étaient prononcés sans scrupule : cet Adolf Hitler n'avait aucun avenir.
Que ce serait-il passé si l'Académie des beaux-arts en avait décidé autrement ? Que serait-il arrivé si, à cette minute précise, le jury avait accepté Adolf Hitler ? Cette minute-là aurait changé le cours d'une vie mais elle aurait aussi changé le cours du monde. Que serait devenu le vingtième siècle sans le nazisme ? Y aurait-il eu une Seconde Guerre mondiale, cinquante-cinq millions de morts dont six millions de Juifs dans un univers où Adolf Hitler aurait été un peintre ? »

« Recalé ». Le verdict est sans appel. Le jeune Adolf Hitler vient d’échouer pour la seconde fois au concours de l’Académie des beaux-arts qui n’offre pas de troisième chance. Son rêve de devenir un grand peintre vient de lui être arraché. C’est à partir de là que commence le roman.
A partir de cet instant – peut-être crucial - qui a probablement changé le destin d’un homme, pire, qui a peut-être changé le destin de l’Humanité.
Eric-Emmanuel Schmitt se risque à un exercice pour le moins délicat et ambitieux : tracer en parallèle le portrait de deux personnages antagonistes, l’un représentant le véritable Hitler tel qu’il s’est fait connaître au monde, l’autre un Adolf H. tel qu’il aurait pu être et devenir s’il avait été admis à l’académie de Vienne.
Et c’est ainsi que s’entremêlent ces deux destinées. Hitler, qui a perdu ses deux parents, n’a presque plus d’argent et souffre d’un physique peu avantageux et d’une vie sociale peu valorisante, prend cet échec comme un ultime rejet de la société. Convaincu d’être un être exceptionnel incompris, il s’enfonce lentement dans une véritable névrose tandis que sa peur des femmes le prive de toute sexualité. A mesure qu’il se persuade être le centre du monde et avoir raison sur tout, il fuit la réalité et décide peu à peu de reconstruire le monde pour le refaire à son image, au prix de millions de vies humaines.
A l’inverse, Adolf H. (imaginé de toutes pièces par l’auteur) est accepté à l’école des Beaux-arts. Il entame alors une pathétique carrière de peintre raté, mais ne baisse pas les bras face à la difficulté. Il cherche à se comprendre, reconnaît l’existence de ses problèmes et tente d’y remédier. Il apprend l’humilité, acceptant de n’être peut-être pas si exceptionnel et meilleur que ses semblables. Il découvre les femmes, l’amour, s’ouvre au monde et à ses opportunités. On le trouverait presque sympathique parfois… et c’est en cela que l’œuvre d’Eric-Emmanuel Schmitt a de quoi mettre mal à l’aise. « Cela dérange de trouver, par moments, Hitler humain alors que nous avons absolument besoin de voir en lui une bête sauvage et cruelle. »
En réalité, on se rend rapidement compte – et heureusement - qu’au-delà du résultat au concours d’entrée des Beaux-arts, ce qui sépare surtout ces deux versions d’Hitler, ce sont de sensibles différences de caractère. On échappe donc à la dangereuse conclusion selon laquelle l’académie de Vienne serait responsable d’avoir donné naissance au plus grand dictateur de tous les temps.
La part de l’autre est un livre sujet à controverse, un livre qui mérite d’être correctement interprété. C’est sans doute pour cela que l’auteur a jugé nécessaire d’annexer au récit ses commentaires personnels, expliquant la difficulté de sa démarche, les sensations éprouvantes ressenties lorsqu’il lui semblait pénétrer l’esprit du dictateur, et précisant son intention profonde, le message qu’il souhaitait faire passer au travers de cette uchronie. 
Il ne faut donc pas voir ici une tentative de l’auteur de chercher à « excuser » Hitler, ou du moins de  lui trouver des circonstances atténuantes pour l’horreur dont il s’est rendu coupable. Si la tentation peut à certains moments se présenter, il faut en réalité pousser la réflexion plus loin. Car, comme Eric-Emmanuel Schmitt le précise : « Comprendre n'est pas justifier. Comprendre n'est pas pardonner. » Comprendre, c’est s’armer pour mieux combattre l’ennemi, c’est se prémunir pour l’avenir.
Et ce qu’il cherche surtout à nous faire comprendre tout au long de cette courageuse entreprise, c’est que notre plus grosse erreur est de croire qu’Hitler était un monstre, un être exceptionnel – exceptionnellement cruel – alors qu’il n’était en réalité qu’un être aussi banal que vous et moi, moins « inhumain » que cela nous arrange de le croire. L’intérêt étant de garder à l’esprit que le mal peut surgir de n’importe où, que cette « part de l’autre » - autrement dit cette part de mal - sommeille en chacun de nous. On assiste finalement à ce qu’on pourrait qualifier de « processus de fabrication d’un homme » – ou comment, à partir d’une même base, chacun de nous aurait pu devenir totalement autre qu’il est. 
On adhère ou pas, mais l’auteur défend sa thèse avec conviction, d’une plume fluide et assurée, et nous offre une lecture troublante, captivante, qui invite forcément à la réflexion.
Mélina Hoffmann
Chronique publiée dans le BSC News Magazine de décembre 2011.

13 déc. 2011

Chronique 'L'écriture ou la vie', Jorge Semprun





Biographie
Né en 1923 à Madrid, Jorge Semprun – fils d’un diplomate de la République espagnole – s’exile avec sa famille en France en 1939, à la fin de la guerre civile qui sévit dans son pays. Quelques années plus tard, il s’installe à Paris pour suivre des études de philosophie à la Sorbonne. Engagé très tôt dans la résistance, il n’a que 19 ans lorsqu’il est arrêté par la Gestapo et déporté à Buchenwald en janvier 1944. Il y restera jusqu’à la libération du camp par les alliés en avril 1945. Il sera ensuite traducteur pour l’UNESCO jusqu’en 1952, et dès l’année suivante il militera - sous le pseudonyme de Frederico Sanchez - au Parti communiste espagnol clandestin dont il coordonnera les activités de résistance avant d’en être exclu en 1964.
C’est alors qu’il décidera de se consacrer pleinement à l’écriture en publiant son premier roman, Le grand voyage, auquel suivront une trentaine d’autres, dont beaucoup seront inspirés de son incarcération au camp de Buchenwald. Son œuvre littéraire lui vaudra de nombreux prix, dont notamment le Prix Littéraire des Droits de l’Homme 1995 pour L’écriture ou la vie. Il achèvera sa carrière politique en tant que ministre de la Culture du gouvernement espagnol de 1988 à 1991. En 1996, il sera élu à l’Académie Goncourt.
Et c’est en 2011 que cette mort qu’il aura tant côtoyée finira par l’emporter à son domicile parisien.
Le parcours exceptionnel de cet homme, son engagement politique et son amour profond de l’Humanité en font l’une des grandes figures historiques et littéraires de la France du XXème siècle.

Chronique
Du camp de Buchenwald, Jorge Semprun se considérait comme un « revenant », non comme un rescapé. Car si les rescapés ont échappé à la mort de justesse, lui - à l’instar des milliers d’autres détenus qui sont sortis vivants des camps de concentration – estimait avoir connu la mort, l’avoir affrontée de plein fouet. Expérience de la mort dont il n’est probablement pas revenu complètement vivant.
C’est d’ailleurs l’un des thèmes qu’il développe dans L’écriture ou la vie, publié en 1994. Cet ouvrage n’est pas tant le récit autobiographique de ses seize mois de vie à Buchenwald que l’investigation de l’âme humaine qui en est revenue. Jorge Semprun nous livre ici son expérience personnelle, la façon dont cette épouvantable tragédie a transformé son regard sur le monde, sa perception de la vie. Une expérience si invraisemblable que, selon lui, seul l’Art est capable de la raconter.
Ainsi, si les descriptions sur la vie à l’intérieur du camp sont peu nombreuses et toujours évoquées avec beaucoup de pudeur, nous sommes en revanche plongés dans les méandres de l’âme, la difficulté du retour à la vie après cette traversée de la mort, l’accès soudain à un avenir que lui et ses frères de détention n’imaginaient même plus. « Survivre, simplement, même démuni, diminué, défait, aurait été déjà un rêve un peu fou. »
Et puis ce constat bouleversant, ce rapport au temps inversé : « C’est excitant d’imaginer que le fait de vieillir, dorénavant, à compter de ce jour d’avril fabuleux, n’allait pas me rapprocher de la mort, mais bien au contraire m’en éloigner. »
En trame de fond Jorge Semprun se livre à de nombreux questionnements philosophiques - explorant la pensée d’Heidegger, Goethe, Hegel, Nietzsche ou encore Brecht – et à une longue réflexion sur le bien et le mal.
Il nous parle également de son rapport extrêmement complexe à l’écriture, clairement évoqué dans le titre du livre. En effet, c’est dès sa libération du camp qu’il entreprend l’écriture de ce livre car il lui semble n’avoir d’autre moyen de se sentir vivant qu’en témoignant de l’horreur qu’il vient de vivre. Mais il s’interrompt rapidement lorsqu’il se rend compte que l’écriture menace en réalité sa survie en l’emprisonnant dans la mort. «Voilà où j’en suis : je ne puis vivre qu’en assumant cette mort par l’écriture, mais l’écriture m’interdit littéralement de vivre. »
Aussi, pour ne pas perdre pied et revenir au monde des vivants, il lui faut taire, oublier cette expérience. Ce qu’il fera pendant de nombreuses années, avant de reprendre l’écriture de ce livre cinquante ans plus tard.
Il est difficile de comparer cet ouvrage aux autres témoignages d'anciens détenus des camps de concentration, tant l'approche de Jorge Semprun est singulière. Il s'agit là davantage d'un voyage à l'intérieur de l'homme qui a survécu au camp de concentration qu'un voyage à l'intérieur du camp. Au gré de nombreuses digressions, Jorge Semprun mêle descriptions, récit d'anecdotes et questionnements philosophiques, donnant à l'ensemble un aspect quelque peu décousu mais qui reflète finalement le chaos intérieur de l'auteur, et témoigne par là-même d'une profonde sincérité.
Mélina Hoffmann

Extraits du livre


« On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d’y penser. Et de s’y mettre. D’avoir le temps, sans doute, et le courage, d’un récit illimité, probablement interminable, illuminé – clôturé aussi, bien entendu – par cette possibilité de se poursuivre à l’infini. Quitte à tomber dans la répétition et le ressassement. Quitte à ne pas s’en sortir, à prolonger la mort, le cas échéant, à la faire revivre sans cesse dans les plis et les replis du récit, à n’être plus que le langage de cette mort, à vivre à ses dépens, mortellement.
Mais peut-on tout entendre, tout imaginer ? Le pourra-t-on ? En auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaires ?  »
 « Depuis deux ans, je vivais sans visage. Nul miroir, à Buchenwald. Je voyais mon corps, sa maigreur croissante, une fois par semaine, aux douches. Pas de visage, sur ce corps dérisoire. De la main, parfois, je frôlais une arcade sourcilière, des pommettes saillantes, le creux d’une joue. (…) Je voyais mon corps, de plus en plus flou, sous la douche hebdomadaire. Amaigri mais vivant : le sang circulait encore, rien à craindre. Ça suffirait, ce corps amenuisé mais disponible, apte à une survie rêvée, bien que peu probable. »
« Moments de nostalgie, de vague à l’âme, dans la déchirante incertitude du renouveau. Et soudain, portée par le vent, l’étrange odeur. Douceâtre, insinuante, avec des relents âcres, proprement écœurants. L’odeur insolite, qui s’avérait être celle du four crématoire. Étrange odeur, en vérité, obsédante. Il suffirait de fermer les yeux, encore aujourd’hui.  (…) Un bref instant suffirait, à tout instant. Se distraire de soi-même, de l’existence qui vous habite, vous investit obstinément, obtusement aussi : obscur désir de continuer à exister, de persévérer dans cette obstination, quelle qu’en soit la raison, la déraison. (…) L’étrange odeur surgirait aussitôt, dans la réalité de la mémoire. J’y renaîtrais, je mourrais d’y revivre. Je m’ouvrirais, perméable, à l’odeur de vase de cet estuaire de mort, entêtante. »


Chronique publiée dans le BSC News Magazine de novembre 2011.

7 déc. 2011

Chronique 'Fragments du métropolitain'


« Dans le couloir de correspondance, tu as posé tes pas sur les miens. Nous avons marché en cadence. Ton pied gauche sur mon pied gauche. Mon pied droit sur ton pied droit. Deux amoureux n'auraient pu épouser leur rythme avec autant d'harmonie. En as-tu conscience ? J'ai accéléré car, tout de même, nous ne nous connaissions pas. »
Il est le lieu des rencontres avortées, des sourires oubliés, des regards fuyants, des solitudes partagées. On s'y croise, on s'y bouscule, on s'y observe, on s'y retrouve... où on s'y perd. On s'y mélange, que l'on vienne d'ici... ou d'ailleurs. Pour certains ce n'est qu'un lieu de passage, pour d'autres c'est devenu un lieu de subsistance où la chaleur humaine est en libre-service.
Prisonnier de ses souterrains, le métro glisse tel un serpent d’une station à une autre, avalant et régurgitant inlassablement son flux de voyageurs pressés, perdus -parfois ni l’un ni l’autre - soumis bien malgré eux à une promiscuité dérangeante ou au contraire agréable. Au sein de ce microcosme urbain se jouent chaque jour des scènes ordinaires, parfois étranges, parfois drôles, parfois touchantes, dans lesquels s’improvisent les rôles, éphémères.
C’est cette atmosphère particulière, familière à beaucoup d’entre nous, qu’a voulu retranscrire Jeanne Truong au travers de ces nombreuses anecdotes piochées ça et là, au détour d’une ligne, d’une station, d’un couloir. Des fragments de vie à l’état brut, qui nous ramènent inévitablement à nous-mêmes et à nos mouvements d’âme. « En côtoyant ces galeries de portraits, traversées par tant d'étranges autochtones, je ne fais que descendre au cœur de la nudité humaine. »
Il y a cette jeune fille qui cherche une terre d’asile pour son esprit dans les mots de Proust ; cet homme au chômage qui passe ses journées à demander l’heure pour goûter à un semblant de communication avec le monde qui l’entoure ; et puis ces corps qui se frôlent, se heurtent, bien souvent dans la plus parfaite indifférence…
Aux anecdotes se mêlent les commentaires de l’auteur sur la façon dont fonctionne cette drôle de société souterraine : « De manière générale, pour réussir à obtenir une aumône, il ne faut pas avoir l'air trop pauvre ni trop malheureux. Ce qui arrache les larmes intérieures à la foule, c'est le clochard au visage digne, le pierrot muet, fantôme imperturbable dont l'inexpression inspire ce qu'on veut bien y mettre. Le mime froid et blanc au-delà des amertumes, retranché dans une solitude insondable. Ce qui a encore plus de succès, c'est l'homme qui a un langage châtié, celui qui sent les études, l'érudit, l'homme de lettres, le poète déchu, celui qui tient sa phrase avec son vocabulaire livresque. »
Un livre contemporain qui nous invite à nous attarder quelques instants (de plus ?) sur celles et ceux avec lesquels nous cohabitons chaque jour, dans l’espace clos de wagons ; ces compagnons de voyages que nous ne choisissons pas, que nous croisons seulement, sans jamais les rencontrer.

Chronique publiée dans le BSC News Magazine de novembre 2011.