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Ma vie, c'est du bonheur à ne plus savoir qu'Enfer. Journaliste littéraire et culturelle pour le BSC News Magazine, je suis une passionnée, amoureuse de la vie et boulimique de mots. Ceux que je dévore à travers mes très nombreuses lectures, et ceux qui se dessinent et prennent vie sous ma plume. Je travaille actuellement à l'écriture d'un roman, d'un recueil de poèmes ainsi que d'un recueil de tweets. A mes heures perdues, s'il en est, j'écris des chansons que j'accompagne au piano. Mon but dans la vie ? Réaliser mes rêves. Work in progress... LES TEXTES ET POÈMES PRÉSENTS SUR CE BLOG SONT PROTÉGÉS PAR LE CODE DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE (COPYRIGHT).

27 mars 2013

'La vie devant soi', Romain Gary


« Monsieur Hamil paraissait tout triste. C’est ses yeux qui faisaient ça. C’est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes. »
Mohammed, c’est un petit garçon arabe qui ne sait pas très bien quel âge il a, ni d’où il vient. Aucun document pour le « prouver » comme il dit, seulement les paroles de Madame Rosa, ancienne prostituée juive déportée à Auschwitz qui l’a recueilli et élevé, et qui tente du mieux qu’elle peut de le préserver d’une réalité trop brutale.
Madame Rosa habite « au sixième à pied » d’un appartement de Belleville, dans le XXème arrondissement de Paris. Elle y recueille clandestinement des enfants « nés de travers », dont les mères sont des prostituées qui ont du continuer à gagner leur vie en « se défendant » sur le trottoir. Momo, Banania, Michel, Moïse… Des « enfants de pute » qu’elle protège des nazis, des proxénètes et de l’Assistance Publique.
Alors forcément, la vie, ça a un goût un peu amer quand elle vous accueille sans vraiment vous vouloir…
« Je devais avoir quoi huit, neuf ou dix ans et j’avais très peur de me trouver avec personne au monde. Plus Madame Rosa avait du mal à monter les six étages et plus elle s’asseyait après, et plus je me sentais moins et j’avais peur. »
C’est un lien fusionnel et maternel qui unit la vieille femme au petit Momo ; deux êtres fragiles, écorchés, qui prennent soin l’un de l’autre avec une profonde tendresse.
Momo est un petit garçon doté d’une grande intelligence. Une intelligence qui s’exprime avec des mots d’enfants et une naïveté attendrissante, dont on se délecte tout au long de ce récit. Car c’est à lui que Romain Gary confie la plume dans ce roman. Les expressions figurées sont employées au sens propre et côtoient des mots inventés, déformés, et autres paroles écrites comme on les dit quand on a une petite dizaine d’années et que la vie a oublié de commencer par nous faire croire qu’elle serait belle ; des descriptions coquasses mais bouleversantes de sincérité, et qui font immanquablement sourire.
« Les gens tiennent à la vie plus qu’à n’importe quoi, c’est même marrant quand on pense à toutes les belles choses qu’il y a dans le monde. »
Momo raconte son quotidien avec Madame Rosa, qui « s’habille toujours longtemps pour sortir parce qu’elle a été une femme et ça lui est resté encore un peu » et qui se parfume toujours derrière les oreilles, « peut-être pour que ça ne se voie pas ».
On est forcément touché par ces deux êtres écorchés que tout oppose en apparence mais qu’un amour profond unit. Touché par ce petit garçon qui se demande si on peut vivre sans amour et qui a transformé son parapluie en un ami imaginaire…
Il y a aussi ce petit caniche gris qu’il vole et qu’il se met à aimer « comme c’est pas permis » avant de le vendre pour qu’il ne manque de rien et soit plus heureux. L’argent reçu, il s’en moque et le jette dans une bouche d’égout…
Inquiétée par quelques crises de colère de ce type, Madame Rosa emmène à plusieurs reprises Momo chez le médecin, Monsieur Hamil. Mais à chacune de ces visites, c’est à elle que ce dernier prescrit du repos ou des médicaments. Lorsque la vieille femme tombe malade, Momo décide de s’occuper d’elle à son tour et l’aide à se cacher dans ce qu’elle appelle son « trou juif », pour que sa volonté de ne pas mourir à l’hôpital soit respectée.
C’est un roman triste et tendre, sombre et optimiste, violent et empli d’humanité, qui hante longtemps notre esprit. Romain Gary aborde des thèmes profonds, souvent douloureux – tels que la vieillesse, l’euthanasie, la mixité sociale, la solidarité entre des êtres de générations, cultures ou religions différentes, ou encore le besoin d’amour, avec une légèreté de ton et un optimisme naïf permis par le très jeune âge et l’imagination débordante de son narrateur. Ainsi, l’humour vient teinter de douceur les noirceurs de l’existence et défier le désespoir de vivre.
C’est sous le pseudonyme d’Emile Ajar que Romain Gary publia ‘La vie devant soi’ en 1975. Ce nom d’emprunt et la complicité de son neveu Paul Pavlovitch qui se présenta comme l’auteur, lui permirent d’être récompensé d’un Prix Goncourt pour ce roman. Prix qu’il n’aurait jamais dû recevoir puisqu’il avait déjà été récompensé pour ‘Les racines du ciel’ en 1956.
Cette supercherie ne fut révélée qu’après la mort de Romain Gary qui mit fin à ses jours en 1980 et s’inscrivit comme le seul romancier à avoir obtenu à deux reprises ce prix prestigieux et convoité.

Mélina Hoffmann        


Chronique publiée dans le BSC NEWS MAGAZINE de Mars 2012   
 

8 mars 2013

'Le livre de l'intranquillité', Fernando Pessoa



« Je suis les faubourgs d'une ville qui n'existe pas, le commentaire prolixe d'un livre que nul n'a jamais écrit. Je ne suis personne, personne. Je ne sais ni sentir, ni penser, ni vouloir. Je suis le personnage d'un roman qui reste à écrire, et je flotte, aérien, dispersé sans avoir été, parmi les rêves d'un être qui n'a pas su m'achever. »
Voilà un livre qui coupe le souffle, un ovni littéraire qui nous chahute avec douceur et violence tout à la fois, sans plus quitter notre quotidien. Et on se demande pourquoi on ne l’a pas eu entre les mains avant. Avant tous les autres, avant aujourd’hui, avant le reste aussi.
Encore faut-il être prêt à ingérer ces quelques 600 pages de prose agonisante et désordonnée, et à plonger dans les tréfonds de l’âme humaine, là où git l’être dans sa nudité la plus absolue, là où l’on évite généralement de s’aventurer. Mais il suffit d’y prêter un œil pour être littéralement ensorcelé par ce qui se dégage de grandiose et de fascinant de l’œuvre posthume de ce célèbre poète portugais du XXème siècle.
Ce livre est en réalité le journal qu’a tenu Fernando Pessoa tout au long de sa vie sous l’identité d’un modeste employé de bureau de Lisbonne, Bernardo Soares, l’un de ses nombreux homonymes.
Il y impose une langue et un style singuliers, ne respectant aucun cadre, aucune structure, et transcrivant de manière complètement brute et décousue les tourments qui l’habitent, ses réflexions sur la vie, l’humain, l’amour, l’Art...

La prose de Fernando Pessoa a ceci d’extraordinaire qu’elle dépeint les choses, les êtres, la vie en général, avec une lucidité étourdissante. La réalité semble littéralement habiter ses mots ; les impressions et les sensations se dessinent sous sa plume tels des paysages.
Une conscience exacerbée qui lui rend l’existence presque insoutenable.
« Qui donc me sauvera d'exister ?
Je gis ma vie. »

On se surprend pourtant, parfois, à lui envier cette lucidité tant elle semble par ailleurs le libérer de quelque chose. Un quelque chose qui pourrait ressembler à l’espoir, finalement...
Avec une humilité désarmante et même une indifférence avouée à son égard, il nous livre ses angoisses les plus profondes, sa vision sombre du monde, son dégoût des hommes, son ennui face aux sensations et aux émotions, sa douleur d’exister.
Fernando Pessoa assume sa vie comme une perpétuelle errance, une inconsistance à laquelle seul l’Art peut donner un sens, et porte en lui une profonde tristesse qui donne à toutes choses un goût prématuré de nostalgie, une douce amertume. Cette intranquillité qui l’habite nous gagne également un peu plus à chaque page, et pourtant, il émane de toute cette grisaille de l’âme quelque chose de lumineux, de réconfortant. La plume de Pessoa est à ce point gorgée de poésie que même les mots les plus douloureux ressemblent à des caresses, et qu’une fois la lecture terminée, on y revient sans cesse puiser ça et là un peu de cette douceur.
« Un froid angoissé pose ses mains glacées autour de mon pauvre coeur. Les heures grises s'étirent, s'interminabilisent dans le temps ; les instants se traînent. »
Passionné, pessimiste, affamé d’une affection qu’il n’a jamais reçue, celui dont le nom signifie ‘personne’ en portugais – ça ne s’invente pas ! - se considère comme n’étant fait que d’inachevé et de renoncements, rêvant de disparaître, non pas au sens de mourir, mais au sens métaphysique de ‘non-exister’.
A mi-chemin entre le rêve éveillé et la folie, Pessoa touche du doigt l’impalpable, traduit en mots des sensations à la lisière de l’indicible. Il cherche à se vivre pleinement autant qu’à se fuir. Cette impossibilité le plonge dans une réelle incapacité à vivre et l’amène à privilégier le rêve et l’espace confortable de sa liberté intérieure.
« Vis ta vie. Ne soit pas vécu par elle. Dans la vérité et dans l'erreur, dans le plaisir et dans le dégoût de vivre, soit ton être véritable. Tu n'y parviendras qu'en rêvant, parce que ta vie réelle, ta vie humaine, c'est celle qui, loin de t'appartenir, appartient aux autres. Tu remplaceras donc la vie par le rêve, et ne te soucieras que de rêver à la perfection. Dans aucun des actes de la vie réelle, depuis celui de naître jusqu'à celui de mourir, tu n'agis vraiment : tu es agi ; tu ne vis pas : tu es seulement vécu. »
Ce livre est le chef-d’œuvre d’un génie littéraire, rien de moins. On ne se remet pas complètement d’une telle lecture et des questionnements philosophiques et métaphysiques qu’elle pose.  On y laisse un bout de soi, on en ressort transcendé, habité par quelque chose de nouveau.
« Je voudrais que la lecture de ce livre vous laisse l'impression d'avoir traversé un cauchemar voluptueux. »  Fernando Pessoa n’aurait pas pu mieux s’y prendre ! Aucun cauchemar n’a jamais été aussi doux, et aucun réveil n’a jamais donné à ce point l’envie de se rendormir.

Mélina Hoffmann
Chronique publiée dans le BSC NEWS MAGAZINE de Février 2012