« Monsieur Hamil paraissait tout
triste. C’est ses yeux qui faisaient ça. C’est toujours dans les yeux que les
gens sont les plus tristes. »
Mohammed, c’est un petit garçon arabe qui
ne sait pas très bien quel âge il a, ni d’où il vient. Aucun document pour le « prouver »
comme il dit, seulement les paroles de Madame Rosa, ancienne prostituée juive déportée
à Auschwitz qui l’a recueilli et élevé, et qui tente du mieux qu’elle peut de
le préserver d’une réalité trop brutale.
Madame Rosa habite « au sixième à
pied » d’un appartement de Belleville, dans le XXème arrondissement de
Paris. Elle y recueille clandestinement des enfants « nés de
travers », dont les mères sont des prostituées qui ont du continuer à gagner
leur vie en « se défendant » sur le trottoir. Momo, Banania, Michel,
Moïse… Des « enfants de pute » qu’elle protège des nazis, des
proxénètes et de l’Assistance Publique.
Alors forcément, la vie, ça a un goût un
peu amer quand elle vous accueille sans vraiment vous vouloir…
« Je devais avoir quoi huit, neuf ou
dix ans et j’avais très peur de me trouver avec personne au monde. Plus Madame
Rosa avait du mal à monter les six étages et plus elle s’asseyait après, et
plus je me sentais moins et j’avais peur. »
C’est un lien fusionnel et maternel qui
unit la vieille femme au petit Momo ; deux êtres fragiles, écorchés, qui
prennent soin l’un de l’autre avec une profonde tendresse.
Momo est un petit garçon doté d’une grande intelligence.
Une intelligence qui s’exprime avec des mots d’enfants et une naïveté
attendrissante, dont on se délecte tout au long de ce récit. Car c’est à lui
que Romain Gary confie la plume dans ce roman. Les expressions figurées sont
employées au sens propre et côtoient des mots inventés, déformés, et autres
paroles écrites comme on les dit quand on a une petite dizaine d’années et que
la vie a oublié de commencer par nous faire croire qu’elle serait belle ;
des descriptions coquasses mais bouleversantes de sincérité, et qui font immanquablement
sourire.
« Les gens tiennent à la vie plus qu’à
n’importe quoi, c’est même marrant quand on pense à toutes les belles choses
qu’il y a dans le monde. »
Momo raconte son quotidien avec Madame
Rosa, qui « s’habille toujours longtemps pour sortir parce qu’elle a été
une femme et ça lui est resté encore un peu » et qui se parfume toujours
derrière les oreilles, « peut-être pour que ça ne se voie pas ».
On est forcément touché par ces deux êtres
écorchés que tout oppose en apparence mais qu’un amour profond unit. Touché par
ce petit garçon qui se demande si on peut vivre sans amour et qui a transformé
son parapluie en un ami imaginaire…
Il y a aussi ce petit caniche gris qu’il
vole et qu’il se met à aimer « comme c’est pas permis » avant de le
vendre pour qu’il ne manque de rien et soit plus heureux. L’argent reçu, il
s’en moque et le jette dans une bouche d’égout…
Inquiétée par quelques crises de colère de
ce type, Madame Rosa emmène à plusieurs reprises Momo chez le médecin, Monsieur
Hamil. Mais à chacune de ces visites, c’est à elle que ce dernier prescrit du
repos ou des médicaments. Lorsque la vieille femme tombe malade, Momo décide de
s’occuper d’elle à son tour et l’aide à se cacher dans ce qu’elle appelle son « trou
juif », pour que sa volonté de ne pas mourir à l’hôpital soit respectée.
C’est un roman triste et tendre, sombre et
optimiste, violent et empli d’humanité, qui hante longtemps notre esprit.
Romain Gary aborde des thèmes profonds, souvent douloureux – tels que la
vieillesse, l’euthanasie, la mixité sociale, la solidarité entre des êtres de
générations, cultures ou religions différentes, ou encore le besoin d’amour, avec
une légèreté de ton et un optimisme naïf permis par le très jeune âge et
l’imagination débordante de son narrateur. Ainsi, l’humour vient teinter de
douceur les noirceurs de l’existence et défier le désespoir de vivre.
C’est sous le pseudonyme d’Emile Ajar que
Romain Gary publia ‘La vie devant soi’ en 1975. Ce nom d’emprunt et la
complicité de son neveu Paul Pavlovitch qui se présenta comme l’auteur, lui
permirent d’être récompensé d’un Prix Goncourt pour ce roman. Prix qu’il n’aurait
jamais dû recevoir puisqu’il avait déjà été récompensé pour ‘Les racines du
ciel’ en 1956.
Cette supercherie ne fut révélée qu’après
la mort de Romain Gary qui mit fin à ses jours en 1980 et s’inscrivit comme le
seul romancier à avoir obtenu à deux reprises ce prix prestigieux et convoité.
Chronique publiée dans
le BSC NEWS MAGAZINE de Mars 2012