« Je suis les faubourgs
d'une ville qui n'existe pas, le commentaire prolixe d'un livre que nul n'a
jamais écrit. Je ne suis personne, personne. Je ne sais ni sentir, ni penser,
ni vouloir. Je suis le personnage d'un roman qui reste à écrire, et je flotte,
aérien, dispersé sans avoir été, parmi les rêves d'un être qui n'a pas su
m'achever. »
Voilà un livre qui
coupe le souffle, un ovni littéraire qui nous chahute avec douceur et violence
tout à la fois, sans plus quitter notre quotidien. Et on se demande pourquoi on
ne l’a pas eu entre les mains avant. Avant tous les autres, avant aujourd’hui, avant
le reste aussi.
Encore faut-il être
prêt à ingérer ces quelques 600 pages de prose agonisante et désordonnée, et à
plonger dans les tréfonds de l’âme humaine, là où git l’être dans sa nudité la
plus absolue, là où l’on évite généralement de s’aventurer. Mais il suffit d’y
prêter un œil pour être littéralement ensorcelé par ce qui se dégage de
grandiose et de fascinant de l’œuvre posthume de ce célèbre poète portugais du
XXème siècle.
Ce livre est en réalité le journal qu’a tenu Fernando Pessoa
tout au long de sa vie sous l’identité d’un modeste employé de bureau de
Lisbonne, Bernardo Soares, l’un de ses nombreux homonymes.
Il y impose une langue et un style singuliers, ne respectant
aucun cadre, aucune structure, et transcrivant de manière complètement brute et
décousue les tourments qui l’habitent, ses réflexions sur la vie, l’humain,
l’amour, l’Art...
La prose de Fernando Pessoa a ceci d’extraordinaire qu’elle
dépeint les choses, les êtres, la vie en général, avec une lucidité étourdissante.
La réalité semble littéralement habiter ses mots ; les impressions et les
sensations se dessinent sous sa plume tels des paysages.
Une conscience
exacerbée qui lui rend l’existence presque insoutenable.
« Qui donc me sauvera d'exister ?
Je gis ma vie. »
On se surprend pourtant,
parfois, à lui envier cette lucidité tant elle semble par ailleurs le libérer
de quelque chose. Un quelque chose qui pourrait ressembler à l’espoir,
finalement...
Avec une humilité
désarmante et même une indifférence avouée à son égard, il nous livre ses
angoisses les plus profondes, sa vision sombre du monde, son dégoût des hommes,
son ennui face aux sensations et aux émotions, sa douleur d’exister.
Fernando Pessoa assume sa vie comme une perpétuelle errance, une
inconsistance à laquelle seul l’Art peut donner un sens, et porte en lui une
profonde tristesse qui donne à toutes choses un goût prématuré de nostalgie, une
douce amertume. Cette intranquillité qui l’habite nous gagne également un peu
plus à chaque page, et pourtant, il émane de toute cette grisaille de l’âme
quelque chose de lumineux, de réconfortant. La plume de Pessoa est à ce point
gorgée de poésie que même les mots les plus douloureux ressemblent à des
caresses, et qu’une fois la lecture terminée, on y revient sans cesse puiser ça
et là un peu de cette douceur.
« Un froid angoissé pose
ses mains glacées autour de mon pauvre coeur. Les heures grises s'étirent,
s'interminabilisent dans le temps ; les instants se traînent. »
Passionné, pessimiste, affamé d’une affection qu’il n’a jamais reçue, celui
dont le nom signifie ‘personne’ en portugais – ça ne s’invente pas ! - se
considère comme n’étant fait que d’inachevé et de renoncements, rêvant de
disparaître, non pas au sens de mourir, mais au sens métaphysique de ‘non-exister’.
A mi-chemin entre le rêve éveillé et la folie, Pessoa touche du doigt
l’impalpable, traduit en mots des sensations à la lisière de l’indicible. Il cherche à se vivre
pleinement autant qu’à se fuir. Cette impossibilité le plonge dans une réelle
incapacité à vivre et l’amène à privilégier le rêve et l’espace confortable de
sa liberté intérieure.
« Vis ta vie. Ne soit pas
vécu par elle. Dans la vérité et dans l'erreur, dans le plaisir et dans le
dégoût de vivre, soit ton être véritable. Tu n'y parviendras qu'en rêvant,
parce que ta vie réelle, ta vie humaine, c'est celle qui, loin de t'appartenir,
appartient aux autres. Tu remplaceras donc la vie par le rêve, et ne te
soucieras que de rêver à la perfection. Dans aucun des actes de la vie réelle,
depuis celui de naître jusqu'à celui de mourir, tu n'agis vraiment : tu es agi
; tu ne vis pas : tu es seulement vécu. »
Ce livre est le chef-d’œuvre d’un génie littéraire, rien de moins. On
ne se remet pas complètement d’une telle lecture et des questionnements
philosophiques et métaphysiques qu’elle pose.
On y laisse un bout de soi, on en ressort transcendé, habité par quelque
chose de nouveau.
« Je voudrais que la
lecture de ce livre vous laisse l'impression d'avoir traversé un cauchemar
voluptueux. » Fernando Pessoa n’aurait pas pu mieux s’y
prendre ! Aucun cauchemar n’a jamais été aussi doux, et aucun réveil n’a
jamais donné à ce point l’envie de se rendormir.
Mélina Hoffmann
Chronique publiée dans
le BSC NEWS MAGAZINE de Février 2012
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