« Je ne sais pas trop par où commencer.
C’est bien difficile. Il y a tout ce temps parti, que les mots ne reprendront
jamais, et les visages aussi, les sourires, les plaies. Mais il faut tout de
même que j’essaye de dire. De dire ce qui depuis vingt ans me travaille le
cœur. Les remords et les grandes questions. Il faut que j’ouvre au couteau le
mystère comme un ventre, et que j’y plonge à pleines mains, même si rien ne
changera rien à rien. »
1917.
Un petit village du nord-est de la France, près du front où la première Guerre
Mondiale fait retentir ses coups de canon. Par un matin glacial de décembre,
une petite fille de dix ans - Belle de
jour, ainsi qu’on la surnommait - est retrouvée étranglée près du canal. Le
narrateur revient sur ce crime survenu des années plus tôt. Un crime qui semble
encore entouré de certains mystères et à partir duquel il nous dresse au fil
des pages le portrait des habitants du village.
A commencer par
Pierre-Ange Destinat, ancien procureur à la retraite après plus de trente années
d’exercice. Un homme impressionnant, peu bavard et détaché, capable de
prononcer les sentences de mort sans état d’âme. Un homme solitaire, vivant
loin du monde, reclus dans son immense château aux côtés de deux domestiques
qui ne se voient gratifiés que de quelques mots par jour.
Il y a aussi cette jeune
femme, Lysia Verhareine, « […] bien
trop belle, beaucoup trop belle pour être une institutrice, belle à ne pas
avoir de métier. » La nouvelle institutrice du village, immédiatement
appréciée par tout le monde, y compris par le Procureur. Sans doute fut-elle
d’ailleurs la seule à avoir jamais su le comprendre…
Et puis il y en a
d’autres. D’autres personnages, d’autres personnalités, d’autres âmes. Des âmes
grises. « Les salauds, les saints,
j’en ai jamais vu. Rien n’est ni tout noir, ni tout blanc, c’est le gris qui
gagne. Les hommes et leurs âmes, c’est pareil… T’es une âme grise, joliment
grise, comme nous tous… ».
Tout au long de cette
histoire sombre, ponctuée d’incessants voyages dans le temps dans lesquels il
est parfois difficile de ne pas se perdre, on les voit tout de même plutôt
tirer vers le noir ces âmes aux destins tragiques… Le mépris, l’indignation, la
colère, l’humiliation, le désespoir, l’amertume ou encore le pessimisme
peignent la toile de fond de ce récit où chacun des personnages porte en lui un
lourd et tout aussi sombre secret. Le narrateur lui-même, dans les dernières
pages du livre, nous fait une révélation aussi terrifiante que dérangeante,
offrant au livre une fin inattendue et percutante.
Les scènes sont décrites
avec une telle précision que l’on ressent le froid de cette matinée de décembre
qui enveloppe le corps sans vie et trempé de Belle de jour ; on entend le silence glaçant qui accompagne
cette scène ; on visualise avec écœurement le comportement cynique du juge
capable de réclamer des œufs mollets et de les déguster à côté du cadavre de la
petite fille qu’il considère avec un mépris affiché…
Une
précision qui, ajoutée à une narration à la première personne et à l’emploi
d’un ton très personnel, donne à l’histoire un caractère authentique, et même
parfois des allures de journal intime. « Depuis
si longtemps je me sens mort. Je fais semblant de vivre encore un peu. J’ai le
sursis, c’est tout. », nous confie le narrateur.
Une
écriture nuancée, faite de poésie et de suggestions, mais toujours empreinte de
pessimisme et d’une tristesse qui nous
enveloppe tout entier avant de nous ensevelir sous son poids dans les dernières
pages.
Au
final, que retenir de ce petit chef d’œuvre de Paul Claudel ? Un livre
glacial et brutal, qui s’affranchit de la morale. Une atmosphère sombre, à
l’image de ces âmes grises aux destins tragiques qui peuplent le roman. Une
trame complexe, dans laquelle l’auteur lui-même semble se perdre : « Tout cela a l’air bien embrouillé,
comme un coq-à-l’âne cafouilleux, mais au fond, c’est à l’image de ma vie, qui
n’a été faite que de morceaux coupants, impossibles à recoller. »
Un
livre remarquablement écrit qu’on peut ne pas aimer, mais dont on sort
difficilement indemne.
Mélina Hoffmann
les âmes sont grises, le livre est noir mais la chronique est brillante ! alain
RépondreSupprimerMerci infiniment pour ce commentaire qui me va droit au cœur.
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