« - EDMOND !
EDMOND !
Non, il est bien trop loin pour m'entendre ! Et puis,
sait-il que je vais venir ?... Parfois j'en doute ! En ce moment, je le trouve
bizarre, pas dans son assiette, préoccupé... Mais préoccupé par quoi ? Non, ce
n'est pas préoccupé, c'est plutôt perdu, égaré... Ce ne serait pas surprenant
parce que sous terre, il n'a plus de repère, plus de saison, plus de lumière...
et pas de calendrier. »
Lucienne a 76 ans et n’a d’yeux que pour Edmond, son
défunt mari que l’on jurerait vivant pourtant, tant elle le traite avec amour,
respect, tendresse et bienveillance. Mais c’est bien au cimetière de son
village qu’elle lui rend visite chaque jour, lui raconte son quotidien, lui
confie ses angoisses, lui livre son regard sur le monde moderne et ses travers,
l’interpelle, interprète ses silences ou lui prête des répliques… Une
bouleversante relation qu’elle ne partage pas, n’ayant ni enfant, ni personne
pour s’occuper d’elle.
« Le silence, c'est comme une cage que l'on
construit autour de soi, petit à petit, barreau après barreau et si le silence
dure trop longtemps, quand on veut en sortir, on ne peut plus ! (…) Il y en a
qui se résignent et qui se taisent pour toujours, il y en a d'autres qui se
mettent à crier, et d'autres qui partent. Il y en a qui vont voir le docteur et
qui prennent des pilules pour moins penser, et encore d'autres, comme moi, qui
parlent dans leur tête... à des morts au cimetière... »
Lucienne est une vieille dame attachante et dotée
d’un sacré caractère, qui nous fait rire et nous émeut tout à la fois, entre sa
gentillesse, ses coups de colère, ses réflexions sur la vie et les souvenirs
qu’elle évoque pudiquement. D’abord enfermée dans cet amour qui semble avoir
survécu à la mort et qui continue à prendre toute la place, nous l’observons
revenir lentement à la vie, sa propre vie.
Peu à peu, son regard change sur ce qu’a été son
existence, sur ce à quoi elle aspire. Elle ouvre les yeux sur la monotonie de
son quotidien, sur sa relation avec Edmond aussi, redécouvre l’espoir. Elle rencontre
alors Joseph, un clochard qu’elle accueille chez elle. Au fil des jours elle se
surprend à penser à lui, à apprécier sa compagnie, une compagnie différente de
celle d’Edmond. Une compagnie qui ressemble davantage à une présence. Des
sentiments dont elle se sent d’abord coupable, desquels elle se justifie,
s’excuse presque !
« (...) Je me demande s'il ne tourne pas jaloux
que je m'occupe de Joseph... Je ne lui en ai même pas parlé mais c'est vrai
qu'en ce moment, je pense autant à l'un qu'à l'autre et c'est bien la première
fois que ça m'arrive... Il doit le sentir... ou alors c'est moi qui change. Il
faut dire que Joseph, même s'il ne parle pas, il est là, vivant, il vient, il
part le matin, il rentre le soir et ce n'est pas le cas d'Edmond !... Pourtant,
ce n'est pas parce qu'il est mort que je dois l'oublier... Mais sans l'oublier,
il y a peut-être de la place pour deux... »
Et puis, quand par un beau matin Joseph décide de
partir sans prévenir, Lucienne, bouleversée, prend alors des décisions qui
donneront à sa vie une tout autre tournure…
Jean-Michel Berardi nous offre ici une histoire
touchante, débordante d’humanité, qui nous hante longtemps. On sourit, on rit
aussi parfois, mais toujours avec quelques larmes hésitantes au bord des yeux.
On aime Lucienne, cette veille dame qui en symbolise tant d’autres et nous
semble si familière. On voudrait la protéger, la rassurer, lui rendre un peu de
cet amour qu’elle distribue sans compter. Lucienne est bien plus qu’un
personnage de roman, vous le comprendrez en refermant la parenthèse de douceur
qu’est ce livre.
Mélina Hoffmann
Chronique publiée dans le BSC
News Magazine d'Octobre 2012 (pages 106-107)
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