«
Peut-être vais-je essayer de vomir en mots ce que j'ai des mois durant vomi en
silence. Nourritures à peine digérées me lacérant la gorge, me laissant
épuisée, douloureuse. Nourritures avalées comme une forcenée, pour me faire
taire, ou pour remplir ce vide immense au-dedans de moi. Vide trop grand pour
mon corps de jeune femme. Vide qui me mangeait de l'intérieur, qui menaçait de
m'engloutir. Vide qui creusait mes joues et mes côtes. Vide qui se nommait
Sobibor, et que j'ignorais. Mais je vais trop vite. Je dois refaire le chemin
inverse. Pour moi. Pour les autres. »
Emma est
une jeune fille de 17 ans en proie à un mal qui la dévore silencieusement de
l’intérieur. Un régime qui tourne mal, une perte de poids trop brutale, un
corps devenu impossible à aimer, une perte de contrôle, et la maladie qui
sournoisement s’installe. Entre crises de boulimie et vomissements, c’est au
vide qu’aspire Emma. Un vide, une absence dont il lui devient nécessaire de se
remplir. Vomir tout ce qui tente de pénétrer en elle, désirs et émotions ; se
délivrer de ses craintes et de ses angoisses. Vomir pour se sentir libre et
libérée.
Confrontée
à l’indifférence de ses parents et à un petit ami indélicat, Emma n’a que
Mamouchka à qui se confier, une grand-mère qu’elle admire, talentueuse
musicienne, tellement précieuse à ses yeux. Aussi, quand Mamouchka tombe
malade, la jeune fille se réfugie un peu plus profondément dans ses troubles
alimentaires, s’effaçant de plus en plus derrière une maigreur terrifiante. « Ce
corps, c'est moi qui l'ai façonné, qui l'ai épuré. Je l'ai corrigé, domestiqué,
plié à ma volonté. Assujetti. Je tends vers l'absolu, je suis sans âge.»
Et puis,
une nuit, alors qu’Emma veille sur sa grand-mère mourante, Mamouchka prononce
quelques mots dans son sommeil. « Eva Hirschbaum »,
« Jacques », « Sobibor ». Trois mots qui n’évoquent rien
pour Emma, mais qui semblent troubler son grand-père lorsqu’elle l’interroge
sur leur sens possible. C’est dans un journal dissimulé dans les affaires de sa
grand-mère qu’Emma trouvera les réponses à ces questions, quelques jours après
le décès de celle-ci. Un journal qui la plongera dans un véritable cauchemar, au
cœur d’un camp d’extermination nazi pendant la seconde Guerre Mondiale, et qui
la confrontera à d'impensables et tragiques secrets de famille.
« Le
cahier m'est tombé des mains. J'avais découvert un puzzle dont chaque élément
me faisait horreur : un jeune bourgeois collaborateur, pétri de certitudes, un
nazi criminel et arrogant. Ce camp, Sobibor. Il restait évidemment un espace
vide, une pièce manquante que je redoutais de retrouver et qui avait le visage
de Mamouchka. »
Jean
Molla nous offre ici une histoire poignante à laquelle vient se mêler une parcelle
d’Histoire, terrifiante. Il aborde avec singularité les thèmes difficiles de
l'anorexie et des camps de concentration en s'intéressant particulièrement à la
mémoire, à l'après, et au poids que peut constituer l'histoire familiale sur
les générations suivantes lorsque certains secrets enfouis sous des couches de
mensonges sont soudainement révélés.
C'est le
silence qui domine tout au long du livre. Celui dans lequel Emma vit sa
maladie, et celui qui recouvre l’effroyable témoignage contenu dans le journal
trouvé par la jeune fille, celui d’un SS employé au camp d’extermination nazi
de Sobibor, en Pologne, au moment de la seconde guerre mondiale. Un témoignage
qui mettra Emma face à l'horreur et au mensonge, bouleversant à jamais le
regard qu'elle portait sur ses grands-parents et la privant brutalement de ses
repères.
Récit de
faits historiques et fiction s'entremêlent ainsi pour nous livrer, au final,
une véritable leçon de vie.
Une
lecture riche et parfois éprouvante, que l'on a du mal à interrompre et qui
nous hante longtemps. Une lecture nécessaire, assurément.
Mélina Hoffmann
Chronique publiée dans le BSC News Magazine de Juin 2012.
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